Le processus artistique, vecteur de citoyenneté

Nathalie Poisson-Cogez

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décembre 2015

Au cours de quatre années consécutives, la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Tourcoing a porté la mise en œuvre d’une résidence d’artiste sur les quartiers de la Bourgogne, de la Marlière et de la Croix-Rouge. Des appels à projet sur le thème de « La frontière » (2011-2012-2013) puis de la « Ville en jeu »(2014) ont amené quatre artistes à arpenter successivement ce territoire singulier. Au travers de ces expériences, il s’agit d’appréhender la façon dont cette présence artistique permet de contribuer à la fabrique d’un commun dans ce quartier à l’histoire complexe marqué aujourd’hui par l’exclusion sociale et un cadre de vie spécifique liés aux problématiques urbaines qui génèrent zones de non-droit et trafics illicites. Durant plusieurs mois, l’artiste sélectionné investit le quartier de la Marlière et celui de la Bourgogne. Sa démarche progresse en trois étapes : une phase d’immersion et de repérages, une phase de recherche-création et d’actions, une phase de restitution suivant des modalités spécifiques au projet. Le cadre de la résidence est constitué de deux entités urbaines différentes. L’une historique, composée de petites maisons de briques amassées autour de l’église de La Marlière qui marque le passage de la frontière belge vers Mouscron. L’autre, une Z.U.P. installée de toute pièce sur un champ agricole dans les années 1960 par un vaste programme de construction rassemblant près de 10 000 habitants dans des maisons individuelles, des barres et des tours qui ménagent néanmoins des zones de circulations et des espaces verts. Pour Tourcoing, c’est une période faste : les usines textiles de la VPC (vente par correspondance) embauchent à tout va (La Redoute, Les Trois Suisses, Vert Baudet, etc.). Cependant, dans les années 80-90, Le quartier subit de plein fouet la crise économique, le taux de chômage explose pour atteindre 20% de la population locale. La mixité sociale s’étiole, les cadres moyens désertent les lieux. Le quartier subit la stigmatisation renforcée par les médias, comme dans l’affaire Mehdi Nemmouche - accusé du meurtre au Musée juif de Belgique à Bruxelles en 2010. En effet, il a grandi à la Bourgogne et les journalistes ont déboulé sur place : «Ce genre de fait divers rejaillit sur tout le quartier de manière négative, alors que beaucoup de choses positives sont faites ici. Et toute la société pourrait s‘en inspirer» ne décolère pas Harold Georges, le directeur du centre social.20 En 2014, la résidence est attribuée à Marion Fabien21, artiste française née en 1984 qui vit à Bruxelles. Son travail est basé sur des interventions urbaines qui génèrent la rencontre avec les habitants. Lors de son séjour à Tourcoing, elle explique : « Mon idée c’était de me balader dans le quartier avec des habitants pour qu’ils me montrent un autre point de vue que la réputation du quartier à problèmes. Comme j’ai du mal à rencontrer les habitants, je suis allée au café, à la boxe, là où ils sont. »22
8Dans le cadre de cette résidence Marion Fabien a mis en œuvre deux types d’interventions dans l’espace public : La ligne bleue et Les architectures fantômes. La ligne bleue, pourrait être envisagée comme un geste artistique, une trace au sol parcourt l’allée Charles Quint, zone piétonne clôturée par les barrières peintes en bleue qui serpente à travers les immeubles. Cette ligne n’est pas sans rappeler la performance The Green Line - Sometimes doing something poetic can become political and sometimes doing something political can become poetic(4 – 5 juin 2004) de Francis Alÿs, artiste belge installé à Mexico. Marchant pendant deux jours à travers Jérusalem, il laisse couler d’un pot un filet de peinture verte. Son chemin suit la ligne d’armistice dessinée en 1949 entre Israël et la Transjordanie qui marque aujourd’hui la frontière entre l’est et l’ouest de Jérusalem. Si l’intervention de Marion Fabien s’inscrit dans un contexte géopolitique moins chargé. Cette ligne n’en comporte pas moins une portée poétique. Il s’agit plus d’un prétexte pour générer la rencontre, le dialogue, les questionnements de passants alors que le rouleau à la main l’artiste opère, aidée parfois par des enfants, des habitants. Que fais-tu là ? Pourquoi ? « J’ai rencontré lors de mes balades un grand nombre de personnes. Des enfants, seuls ou avec leurs parents, des jeunes, à pied, en scooter, en vélo ou en voiture, des moins jeunes. Des travailleurs sociaux, des médiateurs. Des hommes, des femmes. Des français, des Marocains, des Algériens, des Portugais, des Espagnols, des Sénégalais, des Tunisiens, des Belges. Des habitants, des usagers ou tout simplement des visiteurs, même si il y en a peu. »23 Simultanément, l’artiste entame un travail de mémoire avec les habitants sur des édifices disparus, délabrés ou modifiés : la piscine Tournesol ; les tables de ping-pong ; le skate park ; le terrain de foot synthétique ; la crèche ; le module de jeux pour enfants ; la tour Delroeux sur l’emplacement de laquelle se trouve le nouveau centre social ; les bâtiments H.B.M dans lesquels a été tourné le film La vie est un long fleuve tranquille24… Elle réalise dans son atelier à Bruxelles des maquettes en céramique, reconstitutions à petite échelle de ces architectures fantômes qu’elle va installer in situ. Le jour du parcours-vernissage, une poignée de gens découvre les vestiges des céramiques brisées et éparses, ruines dont Marion relève des traces photographiques. Seule la piscine Tournesol, un peu isolée au bord de la route a été épargnée, elle sera finalement subtilisée par un passant anonyme. Marion affirme que cela lui plait bien de savoir que peut-être quelqu’un conserve cette sculpture chez lui. À la fin de la résidence, une exposition est organisée dans un appartement de la Z.U.S. On sonne à l’interphone. On grimpe à pied les escaliers. On croise au passage le voisin de palier qui rentre avec son gamin. La fenêtre du salon donne sur le parking devant. Celle de la chambre, sur l’arrière, vers l’allée bleue. On voit la trace qui serpente et se perd au détour des immeubles. L’ensemble du projet est baptisé Monumenta, contre-pied volontaire à la manifestation biannuelle qui se déroule au Grand-Palais à Paris25. La sonorité évoque aussi le rendez-vous de la Documenta de Kassel, foire internationale d’art contemporain. Ici, pas de geste ostentatoire, la ligne bleue s’est effacée, les architectures fantômes ont disparu. Comme le souligne Virginie Devillier, il s’agit pour Marion d’« envisager l’œuvre d’art comme un interstice social producteur de lien plus que de chefs-d’œuvre. »26 Par contre, le processus même demeure. Notamment les rencontres humaines que Marion a consignées dans une publication. Des témoignages de cette expérience vécue. La parole est donnée aux habitants : Pecker - le mécano, et son épouse Renée - femme de ménage, habitants d’une petite maison ; Abdel et Kamel, qui abordent sans complexe les pratiques communautaires ; Jean-Pierre Balduyck, maire socialiste de la ville de 1989 à 2008 qui habite le quartier depuis 1971 ; Malika, jeune fille de 17 ans en service civique au Centre social qui veut devenir animatrice. Des schémas de déambulation accompagnent les textes qui sont autant de micro-récits de vie. Ce que les gens ont accepté de lui confier le temps d’une promenade à pied dans le quartier. Ils évoquent le présent, le passé, peu de projection vers l’avenir... L’artiste se place dans la posture d’apprenant. Qu’est ce que toi tu peux me dire de ta vie ? De ton quartier ? De tes savoirs et savoir-faire ? Le livre comporte aussi des images qui révèlent une attention au réel, inspirée par Georges Perec, comme une « tentative d’épuisement de l’espace »27. Beaucoup d’images, sur lesquelles, singulièrement, les gens – hormis les gamins qui jouent au foot dans le stade - ne figurent pas. Un ballon de foot crevé, des feuilles mortes, une chaise posée contre un mur… Dans Art contemporain et lien social, Claire Moulène confirme : « Si l’artiste contemporain apparait aujourd’hui plus que jamais soucieux de saisir la complexité du monde qui l’entoure (reléguant au passage la figure désuète de l’artiste reculé, créateur génial retiré du monde, ou à l’opposé celle de l’artiste littéralement engagé au service d’une cause), sa mission ne consiste pas à proprement parler à résoudre les conflits sociaux et économiques qui sous-tendent la société. En revanche, il est celui qui emboite le pas à la société, celui qui l’accompagne, la dissèque, la décrypte et offre au passage des alternatives, souvent critiques, qui permettent de penser autrement le réel. »28 Hamida, médiatrice sociale et culturelle, animatrice d’insertion, chargée du relais événementiel du quartier, souligne bien l’importance dans cette résidence de l’articulation du sociologique et de l’artistique. Comment la présence de l’artiste est en prise avec les acteurs sociaux mais surtout comment, par le contact direct avec les habitants, Marion a réussi à faire bouger sensiblement quelques lignes dans leurs schémas de représentations.

Nathalie Poisson Cogez